L’augmentation rapide des activités violentes des groupes islamistes militants au Sahel depuis 2016 a été principalement l’œuvre de trois groupes :
- La katiba Macina, centrée autour de la région de Mopti et Ségou, au centre du Mali ;
- Ansarul Islam, centré autour de la municipalité de Djibo, au nord du Burkina Faso ;
- L’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS).
L’EIGS se distingue par l’étendue géographique de son activité, qui s’étale sur quelque 800 km le long de la frontière entre le Mali et l’ouest du Niger ainsi que sur environ 600 km le long de la frontière entre le Burkina Faso et le Niger. Près de 90 % des attaques de l’EIGS se sont produites dans un rayon de 100 km appartenant à l’une de ces frontières.
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L’EIGS est également devenu l’un des groupes militants les plus dangereux de la région. En 2018, il a été associé à 26 % de tous les incidents et à 42 % des décès liés aux groupes djihadistes au Sahel. Au rythme actuel, l’EIGS sera lié à plus de 570 décès en 2019, plus que tout autre groupe terroriste sahélien.
Avec la percée de l’EIGS dans le sud, les inquiétudes sont vives face à la diffusion de la violence djihadiste, qui menace désormais le Bénin, le Togo et le Ghana. Début mai 2019, deux touristes français ont été enlevés, et leur guide tué, dans le parc de la Pendjari au nord du Bénin, lors d’une attaque attribuée à des groupes militants actifs dans la région. Deux commandos des forces spéciales françaises sont morts lors du sauvetage des otages dans le nord du Burkina Faso.
Conséquence de la flambée de violence au Burkina Faso, plus de 100 000 réfugiés ont dû fuir leur foyer et environ 1,2 million de personnes ont besoin d’une aide humanitaire. On estime que 2,000 écoles sont actuellement fermées au Mali, au Niger et au Burkina Faso, privant 400 000 enfants d’éducation.
L’émergence de l’EIGS
L’EIGS est né en 2015 de la fusion de groupes islamistes militants préexistants. Le chef de l’EIGS est connu sous le nom d’Adnane Abou Walid al Sahraoui. Il est né en 1973 à Laayoune, capitale du territoire contesté du Sahara occidental. Il est le petit-fils d’un chef sahraoui et sa famille est considérée comme riche et possédant un important réseau de contacts. Dans les années 1990, la famille d’Al Sahraoui est déplacée dans un camp de réfugiés sahraouis en Algérie. C’est à cette époque qu’il rejoint le Front Polisario, un mouvement de libération nationale sahraoui visant à mettre fin à la présence marocaine au Sahara occidental.
On sait peu de choses du parcours suivi par Al Sahraoui dans les années 1990 et 2000. Il a probablement navigué entre les factions naissantes des groupuscules terroristes qui s’implantent progressivement le long des frontières poreuses qui jalonnent le sud du Maghreb et le nord du Sahel. Il a également fait affaire avec des militants Touaregs du mouvement de l’Azawad au nord du Mali.
C’est à cette époque, en 2011, que le Mouvement pour l’Unité et le Jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) est fondé. Auparavant membres d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), les fondateurs souhaitent alors créer une katiba (unité combattante) composée de combattants arabes, pour la plupart issus du nord Mali. L’idéologie du MUJAO fait référence à des terroristes notoires comme Oussama ben Laden, à l’ancien chef taliban Mullah Omar, mais aussi à des personnages historiques tels que Ousman dan Fodio (fondateur du califat de Sokoto, 1804-1903), El Hadj Umar Tall (1797-1864) et Sekou Amadou (qui contribua à fonder l’Empire du Macina de 1818 à 1862).
Al Sahraoui aurait rejoint le MUJAO en 2012, et lui aurait notamment servi de porte-parole du groupe. Le 22 août 2013, le MUJAO, représenté par al Sahraoui et la Brigade Mulathameen – alors dirigée par le militant algérien Mokhtar Belmokhtar, lui-même fortement lié à AQMI – annoncent leur fusion. Al Sahraoui devient alors l’un des principaux dirigeants du nouveau groupe Al-Mourabitoune.
En 2015, au nom d’Al-Mourabitoune, Al Sahraoui prête unilatéralement allégeance au dirigeant de l’État islamique d’Irak et du Levant (ISIS ou État islamique), Abou Bakr al-Baghdadi. Quelques jours plus tard, Moktar Belmokhtar rejette cette allégeance et réaffirme la loyauté d’al-Mourabitoune à Al-Qaïda. Al Sahraoui rompt alors avec Al-Mourabitoune et forme ce qui est maintenant connu sous le nom d’EIGS.
La revendication d’Al Sahraoui fut officiellement reconnue par Abou Bakr al-Baghdadi plus d’une année plus tard, en octobre 2016, à la suite d’opérations d’importance menées par l’EIGS au Niger et au Burkina Faso.
À ses débuts, l’EIGS opérait principalement autour de la ville de Ménaka, dans la région de Gao au Mali, en étendant parfois sa zone d’influence jusqu’à la région Mopti. Même si plupart des premiers membres seraient des Maliens de la région de Gao, les activités du groupe ont rapidement atteint la région de Tillabéri, au Niger. En octobre 2017, l’EIGS a revendiqué une attaque près du village de Tongo Tongo au Niger, le long de la frontière avec le Mali. Cinq membres des forces spéciales nigériennes et quatre soldats américains furent tués lors de cette attaque. En 2017 et 2018, le groupe a ensuite étendu ses activités à la région du Gourma au Mali et à l’est du Burkina Faso.
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On estime que l’EIGS compte un noyau de 100 combattants, mais il s’appuie sur un réseau d’informateurs et de soutien logistique. Au total, il pourrait compter entre 300 et 425 membres, y compris des sympathisants au Niger et au Burkina Faso. Contrairement à d’autres groupes islamistes militants au Sahel, l’EIGS ne semble pas avoir développé de doctrine ou de discours idéologique particulièrement solide et cohérent. Plutôt que de gagner le soutien de la population et d’établir une zone d’influence et une base déterminées, l’EIGS s’est davantage concentré sur l’extension de son champ d’action. L’accent mis sur la mobilité pourrait expliquer pourquoi, en dépit d’un nombre très limité de combattants, il a su évoluer et demeurer actif à l’intérieur des frontières de trois pays. Avec l’objectif de harceler et de mettre à rude épreuve le nombre limité des forces de sécurité déployées pour patrouiller ces vastes zones frontalières.
Malgré sa séparation officielle du réseau d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique, l’EIGS continue de collaborer avec les groupes affiliés à AQMI. L’EIGS ressemble donc bien à une branche d’AQMI, organisation dont il est issu. Bien qu’il s’appuie sur le label « EIGS » pour accroître sa notoriété – l’Etat islamique (EI) bénéficiant de la perception d’un réseau mondial puissant – en réalité, le groupe fonctionne selon ses propres structures organisationnelles, avec ses propres objectifs et ressources.
Un groupe qui s’adapte constamment à l’environnement local
Comme d’autres groupes extrémistes tels que la katiba Macina, l’EIGS a exploité les griefs des communautés marginalisées pour recruter, en particulier (mais pas exclusivement) en ciblant les jeunes Peuls. Le manque de perspectives économiques, le sentiment d’un déclassement social et le besoin de protection contre le vol de bétail semblent tous avoir constitué des facteurs majeurs dans la décision de rejoindre l’EIGS. Par exemple, dans la région de Tillabéri au Niger, même en l’absence de ressources financières importantes provenant de groupes extrémistes tels que l’EIGS, l’adhésion à un groupe extrémiste semble souvent être associée à l’accession à un statut social plus élevé. Selon un dirigeant peul local, « Avoir des armes confère un prestige certain : les jeunes des villages sont très influencés par les jeunes bandits armés qui circulent à moto, bien habillés et bien nourris. Les jeunes éleveurs les envient beaucoup en admirant leur apparence ».
Quand il l’estime profitable, le groupe n’hésite pas à alimenter les divisions ethniques pour renforcer l’unité et la cohésion entre ses membres. En juin 2017, Al Sahraoui avait ainsi menacé de s’attaquer aux populations Touaregs si les milices Touaregs pro-gouvernementales comme le Groupe Autodéfense Touareg Imghad et Alliés (GATIA) et le Mouvement pour le Salut de l’Azawad (MSA) ne reniaient pas les gouvernements malien, nigérien et français.
« Le discours de l’EIGS est aussi très évolutif, la teneur évoluant en fonction de ce qui est perçu comme le plus populaire auprès des communautés locales. »
En 2017 et 2018, l’EIGS a mis cette menace à exécution, organisant plusieurs attaques contre des campements, des marchés et des villages nomades de civils maliens, ciblant principalement les Touaregs. Les combattants de la MSA et du GATIA ont riposté, tuant des éleveurs peuls et contribuant à exacerber les tensions entre Touaregs et Peuls dans la région de Liptako. En février 2018, les milices Touaregs, membres de la coalition de la Plateforme liée au gouvernement malien, ont lancé une offensive conjointe contre l’EIGS dans la région des trois frontières entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso. Cette campagne, ainsi que les frappes réalisées par l’Opération Barkhane, ont réduit la capacité de l’EIGS à opérer le long de la zone frontalière, mais a également accru les tensions entre les communautés locales. En avril 2018, l’EIGS aurait orchestré le massacre de 40 Touaregs de la tribu Daoussahak. Ce type de représailles intercommunautaires se poursuit.
L’EIGS cible fréquemment des représentants du gouvernement dans ses attaques. En 2018, le groupe revendiquait l’assassinat du maire de la commune de Koutougou parce qu’il travaillait « avec les forces armées du Burkina, pour les croisés ». Depuis 2018, l’EIGS a également ciblé à plusieurs reprises des écoles, avec des effets dévastateurs. Plus de 1 100 écoles ont été fermées au Burkina Faso à la suite de menaces, d’attaques et d’assassinats d’enseignants et d’administrateurs.
Le discours de l’EIGS évolue en fonction des localités où il se trouve, instrumentalisant volontiers les griefs contre le gouvernement s’il estime qu’activer le clivage ethnique n’est pas pertinent. C’est ainsi qu’après avoir provoqué des affrontements entre les Peuls et les Touaregs au Mali, l’EIGS a convaincu certains Peuls au Niger que l’ennemi n’était « pas réellement les Touaregs, mais l’État ». Cet axe narratif a par exemple pris la forme d’un raid visant l’opération Barkhane en janvier 2018. Le 14 mai 2019, des djihadistes ont attaqué une prison de haute sécurité à Koutoukalé, à 45 km au nord de Niamey. Les soldats nigériens, lancés à la poursuite des terroristes, sont tombés dans une embuscade tendue près de Tongo Tongo, non loin de la frontière malienne. Une trentaine de soldats nigériens ont péri dans cette embuscade que l’EIS a revendiquée, la qualifiant d’« attaque contre une armée apostat ».
Quelles réponses face à l’EIGS ?
Malgré des rumeurs selon lesquelles Al Sahraoui aurait été blessé en 2018 et contraint de battre en retraite à la suite d’affrontements avec les milices Touaregs, le rythme des attaques de l’EIGS n’a pas ralenti. La pression militaire sur le groupe s’est toutefois accrue. L’opération Barkhane a de plus en plus ciblé les membres de l’EIGS, lui imposant plusieurs défaites militaires successives. En mai 2018, les États-Unis ont placé l’EIGS sur la liste des organisations terroristes étrangères et Al Sahraoui a été désigné un terroriste mondial par le département d’État américain. La Force conjointe du G5 Sahel, créée en 2017, a pour objectif de combattre les groupes djihadistes dans les zones frontalières. L’opérationnalisation et le déploiement de cette force sont toutefois toujours en cours.
En août 2018, le sultan Ould Bady, chef malien de la Katiba Salaheddine et allié de l’EIGS, s’est rendu aux autorités algériennes sous la pression de la lutte antiterroriste visant les dirigeants de l’EIGS. Plus tard dans le mois, Barkhane a annoncé que Mohamed Ag Almouner, l’un des plus importants lieutenants d’al Sahraoui qui aurait orchestré l’attaque de Tongo Tongo en 2017, avait été tué dans un raid. Néanmoins, l’EIGS a fait preuve de résilience.
Au Burkina Faso, l’appareil de sécurité a dû s’adapter à la montée soudaine de l’activité de l’EIGS et des autres groupes terroristes. De l’avis de nombreux observateurs, l’ancien président Blaise Compaoré aurait en effet négocié des pactes de non-agression avec des groupes djihadistes de la région pour tenter de préserver le Burkina Faso des attaques. Son départ précipité en 2014 a provoqué une confusion majeure au sein des agences d’application de la loi, nécessitant une réorganisation. En octobre 2017, un Forum sur la sécurité nationale a été lancé par le nouveau président Roch Marc Christian Kaboré afin de réformer et de réorganiser le secteur de la sécurité.
En juin 2017, un programme triennal de fonds d’urgence de 455 milliards de FCFA (environ $778 millions) pour la région du Sahel au Burkina Faso a été mis en place dans le but d’améliorer la gouvernance locale et administrative. Conçu comme une réponse globale ciblant l’intersection des défis socio-économiques et sécuritaires, ce plan vise à financer de nouvelles infrastructures, l’expansion des services publics (centres de soins de santé, postes de police) et le soutien à des projets agricoles résilients. En 2018, environ $265 millions ont été obtenus pour des investissements prioritaires.
Il est important de noter que de nombreux pays sahéliens ont déjà mis en place des accords bilatéraux et multilatéraux pour améliorer la coopération en matière de sécurité. Par exemple, le Burkina Faso, le Mali et le Niger font tous partie de la Convention de 1992 sur l’entraide judiciaire en matière pénale, de la Convention d’extradition de 1994 et de la Charte de 2012 pour la coopération judiciaire des pays du Sahel.
La Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a également entrepris de piloter plusieurs d’initiatives visant à renforcer la coopération transfrontalière dans la gestion des frontières. Plusieurs organisations internationales telles qu’INTERPOL et l’Organisation internationale pour les migrations ont également apporté leur soutien aux autorités burkinabè en lançant des programmes de gestion et de contrôle des frontières et en soutenant la mise en place de systèmes plus efficaces de collecte et de gestion des informations policières.
Bien que prometteuses dans leur approche holistique et leur portée régionale, l’impact de ces initiatives reste souvent modeste en raison des ressources humaines, financières et institutionnelles trop limitées. Ces initiatives devront donc être renforcées et soutenues sur le long terme. Dans l’intervalle, pour maintenir la pression sur l’EIGS, il faudra renforcer encore les alliances locales, nationales, régionales et internationales le long des frontières où le groupe a prospéré.
Ressources complémentaires
- Centre d'études stratégiques de l'Afrique, « Aperçu des réponses sécuritaires régionales au Sahel », Infographie, 5 mars 2019.
- Pauline Le Roux, « Le Centre du Mali face à la menace terroriste », Éclairage, Centre d'études stratégiques de l'Afrique, 25 février 2019.
- Centre d'études stratégiques de l'Afrique, « La menace complexe et croissante des groupes islamistes militants au Sahel », Infographie, 21 février 2019.
- Terje Østebø, « Le militantisme islamique en Afrique », Bulletin de la sécurité africaine N° 23, Centre d'études stratégiques de l'Afrique, novembre, 2012.
- Helmoed Heitman, « Optimiser les structures des forces de sécurité africaine », Bulletin de la sécurité africaine N° 13, Centre d'études stratégiques de l'Afrique, mai 2011.
En plus: Contrecarrer l’extrémisme l'État islamique le Sahel